L’écrivain & la cinéaste

Manu Bodin
Certains dimanches après-midi, je vais passer du temps dans un café du quartier, près de mon domicile. J’y observe les gens et j’écris. J’écris sur diverses choses, surtout sur les relations humaines. Je tire mon inspiration de bribes de vie des individus que j’entends parler, de leurs gestes et de leurs manies. Je puise également des éléments dramaturgiques dans celles de mes amis ou des expériences que j’ai vécues. Depuis quelques années, écrire m’est devenu indispensable. Un jour, sans prévenir, l’écriture s’est imposée à moi comme une échappatoire face à la stérilité que j’accordais à notre société contemporaine, anxiogène et délétère, qui, de temps à autre, ne me donnait qu’une envie ineffable de fuir à l’autre bout du monde et de m’y terrer quelque part, loin de tout, à l’abri de contraintes et de contradictions, entouré de personnes simples qui se contentent d’une vie humble et modeste.

Lorsque je suis entré dans le bistrot, j’ai remarqué une petite nénette aux cheveux blonds dorés, attablée dans un coin. Plusieurs types semblaient la reluquer. Devant elle se trouvait une table libre, celle que je me suis empressé d’aller occuper.
En passant près de la nana, je l’ai considérée un instant, zieutant son décolleté généreux. Elle était absorbée par son téléphone portable, en train de texter je ne sais quoi avec je ne sais qui. Sur la table orbiculaire reposait un grand sac à main jaune criard, entrouvert, dans lequel je pouvais distinguer tout le foutoir. À côté du sac trônaient un verre de vin blanc ainsi que plusieurs notes du bar qui attendaient d’être réglées, et qui s’entassaient sous un cendrier métallique. La jolie nénette semblait avoir passé de nombreuses commandes. Elle m’a jeté un regard furtif au moment où j’ai mis ma veste sur le dossier de la chaise devant elle, l’air ailleurs et indifférente à ma présence, avant de replonger la tête vers son smartphone et d’agiter de nouveau ses pouces sur l’écran tactile.
Je me suis assis dos à elle. J’ai sorti de mon sac un bloc-notes au format A4 et un stylo-bille. De ma position, je pouvais contempler les gens qui marchaient dans la rue.
Inspiré, j’ai aligné quelques mots. Les phrases se formaient peu à peu, les paragraphes se succédaient, les pages se noircissaient. J’étais dans une belle lancée. Je devais bien reconnaître que ce n’était pas toujours ainsi.

Dans l’un de ces moments de réflexion intrinsèques à tout écrivain, j’ai été surpris et dérangé par un « hé ! » provenant de derrière moi. J’ai recouvré mes esprits, éloigné mes pensées pour un temps, et j’ai tourné la tête.
« Qu’est-ce que tu écris ? Tu es écrivain ? » m’a questionné la jolie blonde que j’avais repérée à mon arrivée. Cette fois-ci, elle me fixait intensément, les yeux plongés dans les miens, bien décidée à engager la conversation.
Je lui ai répondu par un oui, faiblard, troublé par son aura qui m’intimidait. Ses yeux verts émeraude venaient de m’ensorceler.
« Quoi, oui ? Tu es écrivain, c’est ça ? » m’a-t-elle de nouveau demandé sur un ton véhément.
Pour mieux lui faire face, j’ai pivoté davantage, accoudé au dossier de la chaise sur laquelle j’étais assis.
« Oui… Je travaille sur un roman. »
Aussitôt la phrase prononcée, j’ai vu les pupilles de la nana se mettre à scintiller. Elle s’est levée d’un bond, a saisi son verre et son sac à main. Dans le mouvement, le sac a heurté le cendrier et les trois notes à régler sont tombées sous la table. Il m’a semblé que s’en acquitter était la dernière de ses préoccupations.
Elle a avancé un peu, et à ce moment j’ai découvert une bombe sexuelle, de petite taille, d’environ un mètre cinquante. Ses deux obus devaient flirter avec le 95D, minimum. Après avoir contemplé le haut, j’ai baissé la tête pour mater ses cuisses. Sa courte jupe bleu pastel ne descendait pas plus bas que son cul. Et quel cul ! Un bon morceau, bien charnu. Ses longs cheveux blonds cascadaient jusqu’à ses hanches. Ses jambes brillaient. Tout à fait le genre de gonzesse agréable pour se divertir la nuit.
« J’adore les écrivains. Ils sont si imaginatifs… Ça ne te dérange pas si je m’assois avec toi ? Je m’ennuie toute seule. Mon ex m’importune avec des textos minables, tentant de se justifier de m’avoir laissée en plan alors que nous avions rencard. Quel connard ! Je te jure, les mecs… Parfois, j’ai vraiment du mal à vous comprendre. Enfin, je ne dis pas ça pour toi, je ne te connais même pas. Mais en général… On s’entend, hein ? Tu m’as compris, n’est-ce pas ? »
Hypnotisé, je la regardais s’installer sur une chaise en face de moi, à ma table, et déverser son flot de paroles. Le timbre de sa voix s’avérait agréable à l’oreille, d’une sonorité suave qui contrastait avec l’énergie dont cette femme semblait déborder.
« Alors, dis-moi tout, sur quoi écris-tu ? »
La petite blonde me dévorait des yeux, comme fascinée. Ses lèvres luisantes ne demandaient qu’à se faire sucer et embrasser.
Sans même attendre que je lui explique l’essence de mon histoire, la petite blonde était déjà penchée au-dessus de mon épaule, cherchant à déchiffrer ce que j’avais gribouillé sur ma feuille remplie de ratures et de flèches dans de multiples directions qui me servaient à relier des blocs de textes encadrés et numérotés.
« C’est le bordel sur ta feuille, ce n’est pas simple à comprendre…
— Ce sont surtout des idées et des notes que je vais organiser chez moi, en les recopiant et en structurant des paragraphes cohérents.
— Hum… je n’ai pas l’impression que cela soit très vivant. Tu écris beaucoup de descriptions, qui sont d’ailleurs entremêlées à toutes sortes de pensées. Tu n’apprécies pas les dialogues ?
— Je préfère l’introspection.
— Mouais… cela n’a pourtant pas l’air si introspectif… En plus, je constate que c’est un peu coquin… dans tes passages plus ou moins romanesques. »
Cette dernière phrase a doucement résonné dans le creux de mon oreille, sur un ton presque lubrique. Elle venait de me murmurer ces mots de la même façon qu’une femme eût dit à son fiancé qu’elle l’aimait, qu’elle souhaitait se faire prendre par lui, là, tout de suite et pas demain, sans que personne autour d’elle ne pût se douter de la situation. J’étais persuadé d’être tombé sur une nana qui avait besoin de quelqu’un pour calmer des ardeurs éphémères. Son rendez-vous avec son ex ne devait receler rien de plus qu’un plan cul entre deux anciens amants… À mon avis, son ex était bien con de préférer déserter le rencard. Sa voix sensuelle et son souffle chaleureux ont aussitôt éveillé la convoitise de ma troisième jambe, me sentant d’un coup un peu moins à mon aise. Ma bite était tordue sur la droite, dans mon froc, il fallait que je parvienne à la placer au centre de mon caleçon ou que je débande en vitesse, sinon jallais dérouiller sévère. Comment pouvais-je rester insensible face à ce déferlement d’érotisme qui venait de s’inviter à ma table ?
J’ai tourné légèrement la tête afin de mieux la considérer. La jeune femme demeurait penchée sur mes feuillets, captivée à un point qui me troublait. Je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’elle essayait d’y déceler. Son regard était concentré, presque intense. Pendant ce temps, je fixais ses lèvres pulpeuses, comme hypnotisé, frémissantes de désir. Ses incisives du haut mordillonnaient la lippe, me donnant l’impression qu’elle cherchait à m’aguicher davantage. Elle a humecté ses lèvres en passant l’extrémité de sa langue dessus, laissant une fine pellicule scintillante. Son geste me titillait et je divaguais en m’imaginant l’embrasser passionnément, sentir sa langue se mêler à la mienne. J’étais immobile, la bouche entrouverte, salivant presque à cette idée.
Je me suis levé d’un coup pour ajuster mon falzar, afin que ma bite puisse se positionner correctement et j’ai lancé une excuse bidon pour détourner son attention de mon geste : « Il est préférable de ne pas lire mes brouillons, je vais sans douter supprimer plusieurs paragraphes dans le texte final. »
J’ai attrapé mes feuilles et les ai rempilées avec soin. Ce que je venais de lui dire n’était pas tout à fait un mensonge ; du brouillon à l’œuvre définitive, il y a de nombreuses différences, le texte devenant moins brut et davantage réfléchi. En réalité, la présence de cette nana ne me dérangeait pas le moins du monde. Au contraire, j’étais enchanté qu’une telle créature ait interrompu ma séance de travail. Son sex-appeal m’enivrait. Je la mirais, sans parvenir à me détacher de ses courbes : ses seins, ses lèvres, ses yeux, son cul ! Cette femme enfiévrait mes sens.
Elle a souri en coin, comme si elle avait saisi les pensées licencieuses qui taraudaient mon esprit. Puis, elle m’a jeté un regard qui en disait long, et qui laissait entendre, à la façon dont elle me fixait et la manière dont ses pupilles me fulguraient, qu’elle était en joie de l’effet qu’elle procurait sur ma personne.
J’ai détourné les yeux et j’ai alors remarqué qu’autour de nous, plusieurs individus attablés ou debout au comptoir nous observaient. Un type a même levé sa chope de bière en ma direction, ricanant comme pour me souhaiter bonne chance pour la suite. Je lui ai rendu son sourire, intimidé, presque gêné, et l’ai remercié d’un signe de tête discret.
« Ne t’en fais pas, je comprends. D’ailleurs, ce que j’ai pu lire m’a semblé intéressant. J’aime ton style direct, sans fioritures. On sent que tu as saisi certaines réalités de la vie, au contraire de certains auteurs dont leurs bouquins ne valent que dalle. C’est ton premier roman ou tu en as écrit d’autres ? »
Lorsque la petite blonde s’est mise à reparler, gagné par le son cristallin de sa voix, je j’ai de nouveau dévisagée. Je fixai ses lèvres ardentes d’une appétence certaine, sa langue délicate les pourléchait abondamment. Elle m’apparaissait comme un fruit défendu. Qu’il était tentant d’y goûter !
« C’est mon troisième. J’en ai déjà écrit deux autres.
— Génial ! Quel est ton nom de plume ? »
Après lui avoir révélé sous quel pseudonyme j’écrivais, elle a immédiatement sorti son iPhone pour effectuer une recherche sur le site Amazon et a commandé les deux romans en vente. Je lui avais plutôt recommandé le second, qui me semblait de meilleure qualité en termes d’écriture, mais elle a voulu acheter les deux ouvrages qui avaient comme point commun les deux mêmes personnages principaux. Elle trouvait regrettable de ne pas connaître l’intégralité de leur romance, puis m’a confié qu’elle adorait les histoires d’amour, fictives ou ancrées dans la réalité. Elle avait ponctué la fin de sa phrase d’un clin d’œil suggestif, en me fixant du regard.
J’étais convaincu que je pouvais conclure avec cette gonzesse. Il me suffisait de réussir à la conduire jusque chez moi ou obtenir son numéro.
« Y’a des scènes coquines dans tes romans, comme ce que j’ai aperçu sur tes feuilles ?
— Un peu. Pas trop… Quelques-unes seulement. Ce ne sont pas des livres érotiques.
— J’ai bien compris que c’est de la littérature sentimentale. J’aime bien lorsqu’il y en a justement. C’est d’ailleurs un très bon moyen pour juger des aptitudes d’un auteur. Soit ils en font de trop, soit ce n’est pas assez. Savoir sélectionner les mots adéquats pour décrire l’acte d’amour, c’est quelque chose. Tous les auteurs n’en sont pas capables. Ton prochain roman sera encore une romance ?
— En fait… non, pas vraiment… »
Je ne lâchais pas du regard la petite blonde et j’ai remarqué que quelque chose la turlupinait. Elle venait d’écarquiller les yeux, ronds comme des billes. On aurait dit qu’ils allaient sortir de leurs orbites. J’ai aussitôt poursuivi mon explication afin qu’elle saisisse le type de récit sur lequel je travaillais.
« Il s’agira plutôt de l’inverse. C’est-à-dire, une histoire anti-romantique. Les personnages ne s’aiment plus vraiment, ou pas comme ils le devraient, et du coup, ils ont des envies d’ailleurs.
— Donc, y’a des scènes de sexe… Comme dans la vie, quoi !
— Un peu…
— OK. Cool. À voir le développement. »
La petite blonde souriait en coin, comme satisfaite de ma réponse. Elle a ensuite vidé son verre de vin, tout en me fixant et me souriant de plus en plus.
« T’as bientôt terminé l’écriture ?
— J’ai écrit à peu près la moitié. J’ai encore pas mal de chapitres à rédiger. »
Mes yeux s’attardaient sur ses lèvres brillantes. Sa langue s’est doucement aventurée sur celles-ci, faisant deux fois le tour de sa bouche. Elle me provoquait, la garce, me troublait et m’hypnotisait à la fois, c’était déconcertant. Je ne savais plus comment je devais agir ou me conduire avec elle.
Un silence s’est installé. J’ai à mon tour fini de boire ma bière. Nous nous scrutions mutuellement, comme pour tenter de déceler une faille quelque part, estimer l’autre, nous demander si cette personne pourrait ou non nous convenir.
Un serveur est passé derrière sa chaise, qu’elle a retenu en attrapant son tee-shirt. Cette nana ne manquait pas de culot et ce côté désinvolte me plaisait beaucoup.
« Deux autres bières, s’il vous plaît. »
Le serveur s’est arrêté, nous a dévisagés tour à tour et a ramassé nos verres vides sur la table.
« Je vous apporte ça tout de suite » a-t-il répliqué, sur un ton presque agacé.
« Merci beaucoup, mon tout bon » a répondu la petite blonde, avec entrain.
Je me suis retenu de rire et ai souri gaiement.
« Il n’avait pas l’air trop commode.
— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas, ça lui passera. S’il en a marre, il devrait changer de turbin. Plus jeune, j’ai fait ce job pendant une semaine. Ça m’a vite insupportée de servir un tas de gens. Je me suis cassée sans même réclamer de salaire.
— Ah oui… et que fais-tu maintenant dans la vie ? Je ne t’ai pas encore demandé.
— Je suis artiste. Et au fait, c’est moi qui t’invite.
— C’est gentil, merci.
— Je t’en prie, ça me fait plaisir. Ce n’est pas tous les jours que je rencontre un mec sympa et qui en plus est écrivain. »
Je lui souris, puis continue la conversation.
« Artiste, c’est assez vaste. Dans quel domaine es-tu ?
— Le cinéma. Je fais des films.
— C’est génial ! Tu es réalisatrice ? »
La petite blonde a commencé à ouvrir la bouche pour me répondre, mais le serveur l’a interrompue en nous apportant les deux verres.
« Voilà les deux bières, ma toute belle » lui a-t-il dit, suivi d’un clin d’œil taquin, puis il m’a jeté un regard qui semblait m’évaluer.
« Et pour Monsieur, l’addition… »
Aussitôt, le serveur m’a tendu un morceau de papier imprimé indiquant douze euros pour deux bières de vingt-cinq centilitres. Paris et ses prix exorbitants.
« Eh non… ce n’est pas pour lui. C’est moi qui invite le talentueux écrivain. »
Le serveur a souri en coin, secouant la tête et me dévisageant à plusieurs reprises. Ce type devait s’imaginer toutes sortes de conneries. Au fond, cela m’importait peu… ce qui comptait, c’était surtout de clore la soirée en compagnie de la petite blonde, de préférence dans mon plumard.
« Alors je vais vous encaisser maintenant ma toute belle, avec vos autres commandes passées à la table de derrière et celle de Monsieur, car je termine mon service dans cinq minutes. »
Dès que le serveur eut fini de parler, il m’a une nouvelle fois toisé, puis m’a fait un clin d’œil. Son regard s’est ensuite attardé sur le décolleté de la petite blonde pendant qu’elle ouvrait son sac à main. Elle en a sorti un porte-monnaie en cuir rouge corail duquel elle a tiré un billet de cinquante qu’elle a tendu au serveur, accompagné d’un large sourire quelque peu tortu. Sans y accorder d’importance, le visage devenu inexpressif, le serveur a glissé une main dans la poche centrale de son tablier et lui a rendu quelques piécettes. La petite blonde faisait semblant de n’avoir rien remarqué. J’ai fait semblant de n’avoir rien vu. Le serveur a fait semblant de n’avoir rien contemplé. Tout le monde a fait semblant d’être satisfait.
Ce n’est pas tous les jours qu’une gonzesse me paye un verre. Je dois généralement m’acquitter de la note. Alors, j’ai laissé la petite blonde agir à sa guise, sans même l’en dissuader. Elle semblait quand même fort généreuse, ayant déjà commandé mes ouvrages juste avant, sans même en avoir lu le moindre extrait…
Lorsque le serveur se fut éloigné, la petite blonde s’est de nouveau tournée vers moi, m’a adressé un sourire et a repris la parole.
« Alors, pour ton information, je ne suis pas réalisatrice, mais cinéaste ! »
J’ai écarquillé les yeux, surpris par le ton formel employé dans sa réponse.
« Ah… et… quelle est la différence ? Il ne s’agit pas du même métier ?
— Non ! » s’est-elle écriée, me fusillant presque du regard. Elle a insisté sur le terme de « cinéaste » et s’est lancée dans une tirade afin de distinguer un réalisateur qui dirige la mise en scène à partir d’une histoire que d’autres ont commandée et un cinéaste — une sorte de créateur libre — qui conçoit un scénario et qui décide de son développement en filmant lui-même les séquences, de sorte que le résultat final soit principalement le reflet d’une vision qui lui est propre…
Moins ignorant, je lui ai répondu : « Je comprends mieux. C’est un peu comme un écrivain qui illustrerait ses pensées. Mais, quand même… j’ai l’impression qu’à l’image, certaines choses sont inexprimables. Les réflexions d’un écrivain me semblent plus profondes, plus précises, plus détaillées. Le champ des possibilités paraît beaucoup plus vaste. »
La petite blonde a eu l’air de méditer un instant. Elle n’était peut-être pas aussi sotte que je l’avais cru au début de notre conversation. Réaliser un film et rédiger en amont le scénario ne saurait être à la portée de n’importe quel crétin.
« C’est complémentaire ! a-t-elle affirmé d’un ton solennel.
— Tu en es vraiment sûre ?
— Oui, puisque de nombreux romans sont adaptés au cinéma !
— Ça prouve surtout un manque d’inspiration. Peu de concepts novateurs, alors on puise dans ce qui est déjà écrit et on copie les idées. »
La petite blonde a éclaté de rire, de façon démesurée.
J’ai bu quelques centilitres de ma bière. En riant, elle gesticulait tellement que sa poitrine a effleuré ma main droite à plusieurs reprises. Ses seins avaient l’air fermes et tendres à la fois. La sensation tactile était plaisante et me donnait envie de les tâter davantage. Il m’apparaissait très clair que je devais à tout prix ramener cette nénette chez moi ! La leçon de cinéma allait devoir s’écourter.
Comme elle ne cessait de ricaner et que je ne parvenais pas à en comprendre la raison, je lui ai demandé si j’avais prononcé une ânerie.
« Non… C’est juste que tu sembles persuadé que les écrivains sont supérieurs aux cinéastes.
— Je pense que cela peut se discuter.
— En effet, nous pourrions en débattre pendant des heures, mais sans vouloir te contredire, et dans l’unique intention de répondre à ce que tu as émis, un cinéaste adapte un roman, il ne le copie pas. Parfois, et même souvent d’ailleurs, il doit effectuer des ajustements pour que la dramaturgie s’accorde à des contraintes liées à l’expression visuelle. Il y a un véritable travail de réflexion, de créativité, sans chercher à dénaturer l’histoire initiale. Le cinéaste est un artiste qui apporte une nouvelle dimension à une œuvre littéraire.
— Et, en passant, il en oublie ou en jette une de dimension, ai-je poursuivi.
— Je ne suis pas d’accord ! Il prend ce dont il a besoin, il s’inspire, il s’approprie l’œuvre en question ! Voilà pourquoi je t’ai dit qu’un cinéaste est complémentaire à un écrivain. Imagine ce que ça pourrait donner dans un couple où l’un des partenaires serait cinéaste et l’autre écrivain… Un tel duo pourrait produire de fabuleuses étincelles, tant d’un point de vue sentimental que professionnel… »
Je manquais de répartie et n’avais aucune idée de quoi lui répondre. Je vivais une sorte de syndrome de la page blanche, mais en réel. Même si mes propos m’avaient semblé justes, la petite blonde demeurait campée sur ses positions, tout en me transmettant un message quasi subliminal… S’agissait-il d’un sous-entendu ou sa remarque n’était-elle qu’une réflexion lancée en l’air ? Je me mettais maintenant à songer aux possibilités qu’offrirait une pareille collaboration artistique. Serait-ce bénéfique, éprouvant, ou au contraire, passer autant d’heures avec une personne devenue si proche, qui serait à la fois collègue et amante, finirait-il par étouffer le désir, les envies et l’attirance ? De plus, je me demandais quelles œuvres cette nana avait réalisées pour vouloir à tout prix distinguer le métier de réalisateur de celui de cinéaste.
J’ai vidé près d’un quart de ma bière et l’ai questionnée sur sa filmographie. À vrai dire, la petite blonde n’avait encore rien réalisé… Percevant une rente de son père qui était un homme aisé, elle occupait certaines de ses journées à démonter des bobines de film, coupant dedans, afin d’élaborer « sa » création. Pouvait-on prétendre qu’elle soit une cinéaste ? Je n’en étais pas tout à fait convaincu, surtout qu’à notre époque, n’importe qui pouvait filmer avec un téléphone portable et concevoir un véritable film, avec ses propres images enregistrées en amont, à l’aide d’un ordinateur abordable et un logiciel de montage peu complexe. C’est d’ailleurs ainsi qu’étaient nés des Youtubeurs, pseudo-influenceurs de pacotille qui défendaient surtout leurs intérêts financiers en inondant leurs vidéos de tout un tas de publicités barbantes. Peu importait la qualité, n’importe quelle daube de publiée pouvait rapporter du fric tant que des cires molles les regardaient.
« Par exemple, je choisis un thème, au hasard, disons… l’amour, puisque tu as déjà écrit sur le sujet. Je sélectionne des plans avec des hommes et des femmes. J’invente des liens, grâce à un assemblage qui raccordera ces deux plans avec un troisième entre les deux, et qui apportera une signification à l’ensemble. »
Je pense que n’importe qui pouvait exercer une telle activité de « cinéaste » dans le but de se divertir. Peu concentré sur la rhétorique de la petite blonde, mon attention se portait davantage sur ses lèvres qui remuaient à chacune des syllabes qu’elle articulait. Voilà une chose concrète qui pouvait m’évoquer l’amour ou les sentiments. Ces lèvres d’un rouge flamboyant exhalaient une sensualité envoûtante. Plus que cela, ses lèvres pulpeuses aux accents concupiscents appelaient aux plaisirs de la chair.
Je continuais de contempler les attraits de la petite blonde qui ne me laissaient pas de marbre, je devais bien l’admettre.
J’ai encore englouti une gorgée de ma bière. La petite blonde en a fait autant, comme si ses gestes s’étaient calqués sur les miens. À moins que ce ne soit moi, qui, hypnotisé, reproduisais le moindre de ses mouvements ?
Elle ne baissait pas les yeux. Quelle audace ! Elle n’ignorait pas comment manœuvrer pour séduire.
Ce soir-là, je sentais que la chance était de mon côté. Je devais maintenant trouver le moyen de quitter ce bar en sa compagnie.
« Pour résumer, si j’ai bien capté l’idée, avec tes images tu fais des trucs qui évoquent l’amour, c’est ça ? lui ai-je demandé.
— C’était juste un exemple. J’ai fait ça au début. Tu sais, j’ai réalisé plus de vingt films.
— Vingt démontages, tu veux dire ?
— Ce n’est pas du démontage. C’est ce qui s’appelle du cinéma expérimental. C’est un peu plus intellectuel que ce que les gens regardent à la télé.
— D’accord… mais en réalité, tu ne crées rien. Tu démontes, tu remontes. Tu filmes que dalle. Je ne comprends pas pourquoi tu te dis cinéaste. J’ai plutôt l’impression que tu t’amuses. Moi, lorsque je parle de l’amour et des sentiments qui vont avec, j’écris un roman qui remue les tripes. C’est un sacré boulot cérébral ! Y a un moyen de les voir tes “films” ?
— OK, mais je suis convaincue que tu ne vas rien capter. Tu dois être le genre de gars qui adore perdre son temps devant du cirque, a affirmé la petite blonde.
— Du cirque ?
— Des films à la con, quoi ! »
Au-delà de son physique remarquable, la petite blonde commençait à m’ennuyer. Entre le désir et la raison, je ne savais plus comment me comporter avec elle. Cependant, mon membre viril toujours au garde-à-vous apportait une réponse au discernement qui me manquait. Je devais rester attentif à ce qu’elle me suggérait, même si son cinéma de bobos m’agaçait beaucoup. J’ai jeté un œil à mon téléphone pour y lire l’heure ; il était presque dix-neuf heures et j’avais un peu la dalle. J’ai attrapé mon sac à dos qui était posé à ma gauche et y ai rangé mes quatre feuilles, après les avoir calées avec soin dans le bloc-notes d’où je les avais détachées. La petite blonde scrutait mes gestes, tout en m’expliquant ce que représentait, pour elle, « du cirque » : des films avec des tirs et des explosions à gogo, ainsi que des courses de bagnoles interminables, voilà ce que j’ai retenu de sa logorrhée assommante et présomptueuse.
« Je regarde très peu de “cirque”, selon ta définition. Enfin si, de temps en temps, mais plutôt pour me détendre. Ce n’est pas ce que je préfère dans le cinéma. »
J’ai vidé le fond du verre de ma bière et refermé mon sac. J’ai continué d’observer la petite blonde et je me demandais maintenant pour quelle raison nous étions assis à la même table. Bien que ses lèvres humectées brillaient davantage, que ses seins étaient gonflés comme des montgolfières et que mon désir pour elle n’avait pas dépéri depuis l’instant où j’avais posé mes yeux sur sa silhouette, ses histoires de films de cirque et de cinéaste m’interrogeaient, au point qu’un mal de crâne éloignait l’attrait que j’avais eu pour elle. Je ne pouvais plus soutenir son regard, si bien que j’ai tourné la tête vers la sortie et saisi mon sac. Peut-être était-il plus sage de déguerpir du lieu en la laissant seule à la table. Nous semblions quelque peu différents et je n’étais pas persuadé qu’il faille nous aventurer au-delà de cet échange.
« Merci pour le verre et pour cette conversation instructive, mais je commence à fatiguer. Je vais devoir y aller, lui ai-je dit, sans oser la regarder, peu fier de mes pensées et de mon comportement.
— Quoi, tu pars déjà ? J’avais pourtant l’impression qu’on s’entendait bien. C’est dommage… »
Je venais de mettre mon sac sur le dos et je suis resté planté à côté de la table. Ce « c’est dommage… » a ravivé mes premiers désirs, telle une pulsion primaire et animale.
J’ai tourné la tête pour examiner encore une fois la petite blonde. Elle faisait mine de ne plus s’intéresser à moi, préférant observer les gens qui marchaient dans la rue, inconscients qu’une parfaite pin-up avait les yeux braqués sur eux. Elle a croisé ses jambes qui brasillaient sous l’éclairage de la brasserie et le mouvement a provoqué un étirement de sa jupe, valorisant l’aspect charnu de son derrière. Seul un sot partirait sans elle !
La petite blonde a regardé dans ma direction.
« Tiens… t’es encore là ?
— En fait non, je me posais juste une question. »
La petite blonde s’est penchée et a étalé la moitié de son corps sur la table. Sa poitrine généreuse a déformé son décolleté, me laissant admirer quasiment tout du package. La vue était délicieuse. Elle a continué de s’incliner, dévoilant la superbe de ses seins. Mon regard était figé et devait trahir ma convoitise. La petite blonde ne s’est pas redressée, sans doute consciente de son sex-appeal.
« Est-ce que… ça te dirait de venir chez moi pour découvrir… les autres textes que j’ai écrits ? » ai-je bafouillé.
La petite blonde s’est aussitôt rassise correctement, en réajustant un peu son chemisier, avant de me répondre : « Je suis déçue… Je pensais que tu allais m’inviter à dîner.
— L’un n’empêche pas l’autre ! » ai-je rétorqué.
La petite blonde s’est tournée vers moi avec un grand sourire.
« Parfait ! Je te suis. »
Elle s’est levée et a attrapé son sac à main. Nous sommes sortis du bar et elle s’est accrochée à mon bras droit. La soirée s’annonçait exquise. Nous avons marché jusqu’à mon domicile, à seulement cinq minutes de là.
Sur le chemin, elle m’interrogeait, cherchait à connaître la quantité de livres que j’avais vendu, savoir si je vivais dans un vaste appartement, quel modèle de voiture je possédais… Je me gardais de répondre rigoureusement aux questions, éludais comme je pouvais en essayant de réorienter la conversation. Je percevais des pièges ou un côté matérialiste qui me laissaient craindre le pire. La petite blonde semblait plus intéressée par le nombre de zéros sur mon compte bancaire que par la qualité littéraire de mes écrits. De toute évidence, je ne venais pas de rencontrer la femme qui partagerait les prochains mois ou années de ma vie. Cette situation confirmait les doutes qui m’avaient assailli lorsque j’ai voulu quitter seul le bistrot. Cette fille ne pouvait en rien incarner la compagne idéale pour moi.
Je réfléchissais. Mon esprit était focalisé sur sa volonté. Dans la mesure où son père était fortuné, quels étaient, pour elle, les bienfaits de tomber sur un type qui le soit nécessairement ? Aucun, hormis le fait de ne pas traîner un boulet… Cette raison se tenait.
À force de garder le silence, la petite blonde s’est agitée sur mon bras.
« Hé, tu dors ? Tu ne dis plus rien. »
Je la contemplais avec une envie folle de lui dévorer la bouche. Mon appétence pour son corps resurgissait, menaçant d’embraser l’entièreté de mon être.
La petite blonde m’a de nouveau secoué.
« Hé ! Tu ne vas pas perdre connaissance, quand même !
— Non, non, ne t’en fais pas… je viens juste d’avoir des idées pour écrire.
— Ah oui… comme ça… d’un coup ?
— Oui. Les idées se manifestent souvent ainsi, à l’improviste. Un déclic, et il faut les noter avant qu’elles ne s’évanouissent.
— D’où vient ce déclic ?
— De nulle part en général, mais là il vient de toi. Tu m’inspires.
— Ouah… J’ai l’impression de me sentir utile. Peut-être que je vais devenir ta muse ?
— C’est encore trop tôt pour le dire… » Et au fond de moi, je ne le pensais pas vraiment.

Nous approchions de mon domicile et la petite blonde, emportée par son illusion d’égérie, avait commencé à me soumettre des pitchs improvisés plus ou moins intéressants à développer, avant de soudainement se remettre à m’interroger sur mon logement. Nous traversions une voie résidentielle à sens unique dénuée de charme, la route goudronnée était parsemée de trous causés par le passage des poids lourds qui approvisionnaient le supermarché situé à l’angle de la rue, laissant entrevoir au-dessous les anciens pavés. Un peu plus loin, une bouche d’égout pivotait lorsque quelqu’un marchait dessus, mieux valait donc ne pas s’y attarder, sous peine de tomber dans la fange et de se casser une jambe. L’éclairage urbain, en panne depuis plusieurs mois, condamnait les piétons à tâtonner dans l’obscurité. Nous étions, ici, dans un cloaque incongru de la ville, à l’antipode des quartiers huppés du seizième arrondissement correctement entretenus. L’un des rares avantages d’habiter dans cette impasse se révélait être le calme progressif qui s’imposait au fur et à mesure que l’on s’y enfonçait, nous étions ainsi épargnés des nuisances bourdonnantes de l’avenue principale. Sauf qu’au fond d’un puits, quiconque se heurtera toujours à du silence…
J’ai compris que la petite blonde commençait à s’inquiéter lorsqu’elle m’a demandé dans quel genre de trou à rats je la conduisais et si je résidais vraiment dans ce quartier déplaisant.
« Ne t’en fais pas. Ce n’est que la rue, je sais qu’elle est en mauvais état » lui ai-je dit pour tenter de la rassurer.
La petite blonde a serré mon bras plus fermement et s’est blottie contre mon corps, au point que j’ai senti un de ses seins se presser contre mes muscles. Un frisson érotique m’a parcouru.
J’ai poussé le portail à moitié rouillé de la cour bétonnée, en donnant un coup de pied, qui a grincé, faute d’entretien, et lorsque la petite blonde s’est détachée de mon bras, j’ai remarqué qu’elle affichait une mine déconfite, comme si elle allait chialer.
Dans l’étroit couloir au carrelage en ciment suranné et terni par le temps, datant des années vingt, j’ai appelé le minuscule ascenseur qui est venu s’écraser devant nous en couinant comme pas possible. Après avoir appuyé sur le bouton du sixième étage, l’ascenseur a toussoté bruyamment, puis il a cahoté deux ou trois fois, provoquant un cri apeuré de la petite blonde, avant de parvenir à décoller jusqu’au dernier étage du bâtiment, où il s’est immobilisé brutalement. La petite blonde a beuglé sur un ton aride, comme si quelqu’un avait cherché à la trucider.
« Cet ascenseur est vraiment pourri ! » s’est-elle exclamée. Je suis resté silencieux, j’ai poussé la porte de la cabine exiguë, puis déverrouillé celle de mon studio avec ma clé noircie par la poussière et la pollution parisienne. Nous entendions depuis le palier les échos passionnés du voisin du quatrième en compagnie de sa dulcinée américaine. Elle hurlait de jour comme de nuit, au point que cette émanation fornicatrice importunait tous les résidents de l’immeuble. Des « Oh my God » accompagnés d’autres piaillements plus internationaux résonnaient sans cesse.
La petite blonde a fait quelques pas dans le couloir de mon logement, tournant la tête à gauche pour examiner la minuscule cuisine et la salle de bains, puis a effectué un panorama à trois cent soixante degrés dans l’unique pièce à vivre. Enfin, elle a ouvert la bouche : « Ton appart est lamentable ! En plus, tes murs sont en carton. C’est horrible ! Y’a cette salope qui gueule comme une possédée, à tel point que j’ai l’impression qu’elle s’est planquée quelque part chez toi.
— Oui… Ce n’est pas si grave. Ma vie ici n’est que temporaire. 
— Temporaire… temporaire… Tu n’as pas un rond, en gros » a prononcé la petite blonde avec une certaine amertume.
La douceur cristalline de sa voix s’était évaporée, laissant place à un ton acerbe et tranchant.
« Toi qui aimes l’art, tu devrais avoir conscience que la plupart des écrivains gagnent peu d’argent » ai-je répondu, tentant de me justifier.
Son regard s’est empli de mépris, me toisant d’un air dédaigneux.
« Mais t’es con comme mec ! Tu ne me fais plus rêver. Je t’ai pris pour un type talentueux, alors qu’en fait… Pfut ! Et toi, d’ailleurs, que t’es-tu imaginé en buvant une bière en ma compagnie ? Tu penses peut-être qu’une femme comme moi mange des cornflakes ? Au p’tit déj’, je savoure du caviar ! »
Son estime d’elle-même était démesurée, quasiment délirante, même si elle jouissait d’un charme indéniable. Sa taille plus proche de celle d’une naine que d’une top-modèle laissait néanmoins à désirer, tant mon penchant se portait davantage sur les femmes plus grandes. Quand même, je me faisais rabrouer parce que j’étais en manque de richesse. Une clocharde aurait eu plus de dignité qu’elle ! J’aurais dû lui donner une leçon à cette garce ; une de ces leçons qu’elle n’eût pas pu l’oublier de sitôt, en lui ayant arraché ses frusques de putes et son string de salope, puis en l’ayant balancée, là, à poil, sur mon plumard, pour ensuite lui défoncer son trou du cul afin qu’elle eût bien compris qui était le patron ici !
Je bouillonnais comme une cocotte-minute prête à exploser. Si j’avais été de nature violente, elle aurait déjà reçu une torgnole, et pas une petite. J’ai pris une profonde inspiration pour chasser mes pensées vindicatives et l’ai regardée s’éloigner, remuant son derrière de gauche à droite, sortir et claquer la porte avec une telle vigueur que les murs ont tremblé et les deux amants du quatrième étage ont interrompu brusquement leurs ébats. Je me suis retrouvé seul. Désormais, je saurai ; je dois faire rêver les pouffes et me méfier des simples d’esprit qui m’offrent un verre à boire.
Ce soir-là, ce serait la main droite ! Tout comme la veille…
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