Au hasard d’une bouteille

Manu Bodin
« Les plus grands voyages sont faits de petites choses. »
J’avais un rêve que je considérais comme un idéal à atteindre, sauf que la réalité quotidienne que je vivais me faisait comprendre que cette aspiration demeurerait inaccessible, hormis dans mes songes. J’ai pourtant tenté différentes approches pour concrétiser cet objectif telles que les services de petites annonces en ligne ou les sites de rencontres, j’ai accepté les verres que des hommes m’offraient dans des bars ou des boîtes de nuit… Rien n’a fonctionné ; mes efforts pour trouver l’amour se sont tous soldés par des échecs répétés en ne récoltant que des histoires éphémères, bien éloignées de mes attentes. Mes espoirs s’évanouissaient les uns après les autres, à la manière de vagues successives qui se brisaient contre des rochers. Ne jugeant plus ce projet que chimérique, j’en étais arrivée à renoncer à l’idée d’une relation sérieuse, jusqu’à ce qu’un événement imprévu se produise.

Pendant une journée ensoleillée de fin d’été, alors que je venais à peine de m’installer en France, tout a changé.

Mon cœur était lourd à l’idée d’abandonner ma mère, en Russie, la contraignant à la solitude. Elle s’était réjouie que sa fille unique parte pour étudier à l’étranger et, sans doute ressentait-elle un sentiment de fierté, en pensant à l’occasion qui m’était ainsi offerte pour faire évoluer ma vie au gré de certaines contingences. Je suis néanmoins convaincue qu’elle se sentait aussi triste de me voir m’en aller dans un autre pays, étouffant les larmes qui menaçaient de couler, pour ne les laisser se déverser que le soir, une fois terrée seule dans sa chambre, à l’abri du moindre regard d’amis ou voisins trop curieux. Je m’envolais, tel un oiseau, vers un avenir plus qu’incertain, loin du nid familial.

Nous étions désormais distantes d’environ trois mille kilomètres. Elle demeurant dans les contrées du Caucase du Nord, pendant que j’allais arpenter la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

J’étais bénéficiaire d’une bourse attribuée par le gouvernement français afin de poursuivre mes études d’ingénieur. Or, à cet instant, j’ignorais ce qui m’attirait réellement en France. Je n’avais jamais quitté la Russie et ne connaissais le pays que grâce à des illustrations — photos et vidéos — que j’avais découvertes dans des livres, sur Internet ou via des séquences filmiques. Je pense que j’avais envie de me confronter à une culture autre, de changer d’air, d’éprouver un dépaysement, d’expérimenter quelque chose de nouveau ; en général — et de cela, j’en étais convaincue —, j’avais surtout le besoin de rafraîchir ma vie. Sans contact ni repère sur place, ce pays m’apparaissait comme un astre mystérieux. J’avais la sensation de débarquer sur une terre vierge de toute empreinte où je me devais de bâtir un monde pour moi-même.

À mon arrivée à Paris, j’aurais voulu séjourner pour une petite période ici, prendre ainsi le temps de parcourir les rues et contempler les monuments emblématiques. Cependant, mon manque de ressources financières pour me loger dans une chambre d’hôtel ou une studette à louer m’a contrainte à différer ce désir de découvrir la ville lors d’une occasion future.

J’ai alors passé la nuit près de la gare de Lyon, attendant les premières lueurs de l’aube et le départ du premier TGV en direction d’Aix-en-Provence.

Comme je devais patienter encore cinq jours avant le début de mes cours, j’en ai profité pour explorer les alentours, me rendant jusqu’à Marseille, en TER, pour admirer la côte.

Le vent était vif, l’air rafraîchissant. J’ai éprouvé un sentiment de renouveau, comme si je me tenais aux confins du monde. Depuis longtemps, je nourrissais l’espoir de voyager dans un pays distinct de celui de ma naissance, et maintenant, je flânais en France. L’expérience était agréable et gratifiante.

Au cours de ma promenade, le long d’une plage sauvage, j’ai remarqué un récipient en verre, coincé entre deux rochers, avec un morceau de papier dedans. Je venais de découvrir une authentique bouteille à la mer ; forme de communication que j’avais uniquement vue dans des films. Quel curieux message pouvait-elle bien renfermer ? Le goulot était recouvert d’une épaisseur importante de paraffine, destinée à abriter le bouchon et à empêcher l’eau de se glisser à l’intérieur. J’ai tenté de gratter la protection pour la retirer. Sans succès ! Si j’avais persisté, ce sont mes ongles que j’aurais ruinés.

J’ai pris soin d’envelopper l’objet dans une serviette que j’avais apportée puis l’ai rangé dans mon sac à dos. Je ne m’en suis plus intéressée de la journée jusqu’à ce que je monte dans un nouveau TER pour retourner à Aix-en-Provence.

À bord du train, j’ai examiné la bouteille avec attention, puis j’ai tiré de toutes mes forces sur la couche de cire qui scellait l’orifice, sans parvenir à l’enlever.

Sur ma droite, de l’autre côté de l’allée centrale, assis sur un des sièges, un petit garçon me fixait, comme s’il regardait un spectacle divertissant. Je l’ai entendu dire à sa mère que je n’arrivais pas à ouvrir une bouteille. Elle a alors considéré, à son tour, la chose que mes doigts manipulaient et m’a demandé si j’avais besoin d’aide. J’ai tendu le récipient vers elle, en lui expliquant que je l’avais trouvé sur la plage et qu’il s’agissait d’une bouteille à la mer qui renfermait un secret. Telle une formule magique, ces derniers mots ont suscité l’intérêt de passagers qui se sont tournés en harmonie, comme sur le son d’un même accord, pour contempler cet objet singulier que je tenais entre les mains. La mère de l’enfant a sorti de son sac une paire de lunettes qu’elle a posée sur son nez. Elle a ensuite empoigné le cylindre et a exercé une pression sur le bloc de cire, sans mieux réussir que mes tentatives. Son fils a lui aussi voulu essayer de l’enlever. Sans grande surprise, il n’y est pas arrivé.

Un homme robuste et vêtu d’un treillis s’est avancé et m’a proposé son aide. Dès lors que ses paluches ont attrapé la bouteille, il a inspiré profondément et ses abdominaux se sont contractés, laissant entrevoir, sous son tee-shirt ajusté contre son torse, des lignes musculaires. Malgré ses efforts à tirer et gratter sur la substance encombrante, il a surtout accompli un exploit inattendu en faisant sauter le bouton de son pantalon qui a atterri sur la tête de l’enfant ! Par chance, cet incident n’a causé aucune blessure. Le visage empourpré, honteux de son manque d’efficacité, il m’a rendu la bouteille en prétextant qu’il serait plus simple de la briser pour récupérer le morceau de papier.

Assis sur le siège juste devant moi, un homme âgé d’origine maghrébine m’a demandé s’il pouvait examiner à son tour cette chose. Au vu de son physique amoindri, il me paraissait évident que ce vieillard ne parviendrait pas à faire mieux que les personnes qui avaient essayé avant lui. Néanmoins, il n’a rien tenté d’absurde qui aurait pu l’épuiser. Après un rapide coup d’œil sur l’embouchure récalcitrante, il a sorti de son sac à dos une gamelle en fer-blanc et une boîte d’allumettes. Nous l’observions avec attention. Il a pris une allumette et l’a grattée contre l’emballage cartonné, s’en servant comme d’une lampe à souder. La cire s’écoulait peu à peu dans l’assiette. Il a ensuite eu recours à un couteau suisse pour percer et extraire le bouchon de la même manière qu’il eût utilisé un tire-bouchon. C’était si simple, encore fallait-il disposer des outils appropriés. D’un regard menaçant, le militaire a dévisagé ce vieillard qui venait de le ridiculiser. La force brute s’était avérée inefficace, tandis qu’un peu de sagesse avait suffi. Le vieil homme m’a remis la bouteille désobstruée, me précisant que l’honneur de retirer le rouleau me revenait. Je l’ai retournée et l’ai secouée dans l’espoir de libérer le feuillet. Malgré mes efforts à frapper le bord à plusieurs reprises avec la paume de ma main droite, le morceau de papier restait obstinément coincé à l’intérieur. J’ai tenté de glisser un doigt par le goulot, mais seules les deux premières phalanges ont pu s’introduire. Impossible d’atteindre la note secrète ; elle refusait de divulguer son contenu. L’enfant, qui me fixait avec attention a alors crié : « Moi ! Moi ! J’ai des doigts fins ! »

Il a inséré son majeur dans l’orifice et l’a agité jusqu’à parvenir à saisir le document convoité et à le faire coulisser le long du col de la paroi.

« Ouais ! J’ai réussi ! », a-t-il proclamé avec satisfaction.

Le militaire l’a observé d’un regard envieux. Il avait conscience qu’avec ses grosses mains carrées, il aurait été incapable d’exécuter un doigté si délicat. Au mieux, il serait arrivé à mettre la première phalange.

J’ai déroulé et déplié le mystérieux parchemin qui s’est révélé être une grande feuille aux dimensions proches d’un format A2 et celle-ci semblait avoir été découpée dans un ensemble plus large, car les bords étaient obliques et irréguliers. Une aquarelle y était représentée, montrant un couple enlacé. En dessous de l’image se trouvait une inscription dont l’écriture m’apparaissait comme un mélange de hiéroglyphes et de lettres arabes. J’en ignorais la signification. Le vieillard a contemplé la découverte et m’a informée qu’il s’agissait de l’hébreu. À cette annonce, la mère du petit garçon a réajusté ses lunettes sur son nez et m’a expliqué qu’elle était issue d’une famille juive et pouvait me fournir une traduction fidèle. Elle s’est alors mise à lire le texte, qui n’offrait rien de bien palpitant, hormis les souvenirs d’un homme envers une femme pour qui il avait eu des sentiments.

« À cette femme, jadis, chérie avec cœur et passion. Manque d’audace, au temps opportun. Mirage pour mariage. Reste des nuages et du brouillard. Au loin, un arc-en-ciel. Qu’amour passe, puisse s’épanouir sur d’autres horizons. »

Une romance banale avec ses incertitudes, comme il en existe tant d’autres. Aucun message secret, d’énigmes à percer ou d’enquête à poursuivre, rien de transcendant ; juste les pensées de quelqu’un pour une personne qu’il n’avait pas pu oublier. Notre expression commune témoignait d’une déception évidente, du fait que ces quelques lignes ne présentaient qu’un intérêt limité, malgré la présence d’une jolie illustration.

Le militaire m’a questionnée pour connaître mes intentions concernant cette découverte, maintenant que le mystère était élucidé. Une idée avait commencé à germer dans mon esprit que, toutefois, je préférais garder pour moi, afin de ne pas risquer d’en gâcher la féérie. Il n’a pas paru satisfait de mon manque de réponse concrète. J’ai rangé le récipient et le document dans mon sac, tandis qu’il détournait le regard et retournait à sa place, l’air mécontent. Les voyageurs se sont de nouveau repliés sur eux-mêmes, attendant en silence que le train arrive à la gare, comme si cette aventure n’avait jamais eu lieu.

Avant de descendre sur le quai, j’ai remercié la mère et son fils ainsi que le vieil homme pour leur aimable assistance. Le militaire, quant à lui, avait déguerpi par une sortie à l’autre extrémité de la voiture. Peut-être préférait-il nous éviter. Se sentait-il honteux pour son action superflue ? Nous avions mis nos compétences complémentaires au service d’une curiosité commune et grâce à de l’entraide nous avions réussi à déchiffrer le contenu que renfermait la bouteille. Seule, j’y serais sans doute parvenue, mais au bout de combien de temps ? J’aurais au moins dû patienter jusqu’à mon retour au domicile, alors qu’à nous tous l’affaire s’était réglée en un rien de temps. Les cerveaux avaient prévalu sur les muscles et je pense qu’il en est de même dans de nombreuses situations.

Une fois rentrée chez moi, j’ai de nouveau examiné le dessin, méditant sur la portée de ces mots chargés de remords. Armée d’un stylo, j’ai écrit en dessous la traduction française et y ai ajouté un message personnel accompagné de mon numéro de mobile. Rompue aux techniques modernes, j’allais utiliser une méthode archaïque qui pourrait m’étonner. J’aurais certainement dû jouer à des jeux de hasard où la chance me semblait plus appréciable. Rêvasser d’aboutir à une rencontre de cette façon possédait un charme enchanteur, romantique, comme lorsqu’on croise quelqu’un de façon fortuite dans une rue et qui nous émerveille sans raison ou explication.

Le week-end suivant, je suis retournée à la plage pour y déposer le récipient, malgré ma conviction qu’il ne fallait rien espérer dans cette entreprise. Pourtant, quelques semaines plus tard, un jeune homme m’a téléphoné. Il m’a informée qu’une dizaine de jours auparavant il avait découvert une bouteille coincée entre deux rochers, exactement au même endroit où je l’avais trouvée. Cet objet n’avait dû effectuer aucun long voyage, le reflux de la mer l’ayant assigné à un endroit précis duquel il ne pouvait s’en échapper. Deux mois plus tôt, le peintre éperdu avait dû jeter la bouteille près de cet endroit et ses regrets avaient dû voguer de quelques mètres à peine. Néanmoins, les sentiments que recelait ce fameux récipient m’ont permis de faire la connaissance avec quelqu’un de remarquable. Dès le premier regard échangé, j’ai su que c’était lui le bon. Notre rencontre s’est révélée très positive, bien plus touchante qu’un abordage sauvage en pleine rue. Cette conjoncture particulière, quasi improbable, semblait figurer l’élément décisif de mon avenir. Loin des technologies modernes et souvent décevantes, j’ai trouvé mon bonheur grâce à un moyen anachronique.

Une fois mes études achevées, mon amoureux, peut-être craintif de subir les mêmes tourments que l’auteur du message originel, m’a demandée en mariage. Il avait redouté que je choisisse de rester en Russie après mon retour au pays. Tel un avertissement qui nous était destiné et qui annonçait un danger à éviter, il avait préféré agir avec précaution.

Une bouteille à la mer a bouleversé mon existence. Elle avait patienté jusqu’à ce que les bonnes personnes se présentent à elle, pour les faire naviguer… à sa façon. La beauté de cette rencontre inconcevable a permis de cristalliser mes aspirations. Avant ce bouleversement, j’avais bien vogué, d’une certaine manière…

Quant à ma mère, elle était enchantée de constater que la France avait contribué à mon épanouissement. Ravie aussi que l’un de ses plus chers souhaits se soit réalisé : celui de voir sa fille unique en robe blanche lors de son mariage ; un événement qui engage bien des lendemains.
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